De quoi parle-t-on ?
Une petite île tranquille, perdue au milieu d’un océan bleuté, un palmier et des valises pleines à craquer de billets de banque : voilà l’image devenue cliché qu’on se fait des paradis fiscaux. C’est un territoire qui ne concerne pas les gens ordinaires et où se cachent des sommes faramineuses détenues par une clique d’individus riches et anonymes. Bref, c’est un paradis pour les riches et les puissants.
Pourtant, cette image est bien éloignée de la réalité et nous trompe quant à la réelle nature du problème. Les paradis fiscaux n’existent que pour offrir aux grandes fortunes et aux puissantes multinationales la possibilité de se soustraire aux lois de leur pays d’origine, notamment en leur permettant de se soustraire légalement à l’impôt.
Aujourd’hui, selon les études de l’expert mondial Gabriel Zucman, environ la moitié des transactions financières passent par des paradis fiscaux et près de 40% de la richesse mondiale y est déclarée. Ce sont donc des sommes colossales revenant de droit au financement des services publics et des institutions d’État qui sont détournées.
Au bout du compte, c’est la majeure partie des citoyens et des citoyennes qui subissent les conséquences du recours aux paradis fiscaux : les services publics sont moins financés et la population doit assumer la majeure partie du poids de la fiscalité.
Les paradis fiscaux sont beaucoup plus nombreux qu’on le croit et se retrouvent sur toute la surface du globe. Ils forment entre eux un réseau mondial qui permet aux plus puissants de se soustraire aux lois. En d’autres mots, tant que le recours aux paradis fiscaux ne sera pas bloqué, il subsistera un système de justice à deux vitesses où les plus riches et les plus puissants pourront se soustraire à leurs obligations fiscales.
Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ?
De manière générale, on reconnaît les paradis fiscaux à cinq caractéristiques.
1. Le taux d’imposition est négligeable, voire nul, et les règles et normes comptables qu’on retrouve dans plusieurs pays ne sont pas appliquées. Les individus et les sociétés qui y déclarent des revenus ou des profits paient généralement peu ou pas du tout d’impôt. De plus, dans de nombreux paradis fiscaux, les règles comptables ou financières ne sont pas pleinement appliquées, ce qui rend possible des activités autrement interdites ailleurs. Par exemple, les règles concernant l’enregistrement de la propriété intellectuelle sont particulièrement laxistes dans des paradis fiscaux réglementaires.
2. L’opacité financière règne. Que ce soit par le secret bancaire, par des règles fiscales laxistes ou parce que les autorités fiscales ne possèdent pas de moyens suffisants pour agir, il est très difficile de savoir quelles activités économiques et financières comptables se déroulent dans un paradis fiscal. Ceux qui profitent des paradis fiscaux sont, a priori, anonymes.
À noter toutefois qu’avec l’implantation du BEPS et d’autres instruments internationaux augmentant la transparence corporative, l’opacité financière des paradis fiscaux diminue et la collaboration entre les pays augmente. Cela dit, la partie est loin d’être gagnée.
Bien que des paradis fiscaux participent à ces ententes, ils ne disposent parfois pas des infrastructures ou des autorités fiscales pour bien réaliser leurs obligations. Par exemple, bien qu’un accord d’échange de renseignements fiscaux lie la Barbade et le Canada, le Canada n’a reçu aucune information fiscale de ce pays, alors que les entreprises canadiennes ont « investi » des milliards dans ce pays.
3. On n’y trouve aucune activité économique substantielle.Les paradis fiscaux n’exigent pas que les sociétés qui y sont installées aient une activité économique importante. En d’autres mots, les investissements dans des paradis fiscaux n’en sont pas vraiment. Ce sont simplement des sommes et des capitaux transférés pour profiter des avantages fiscaux.
4. Les paradis fiscaux collaborent avec les riches et les entreprises, mais pas avec les gouvernements des autres pays. Pour satisfaire aux besoins des entreprises et des plus fortunés, les paradis fiscaux facilitent l’enregistrement des sociétés et des individus sur leur territoire. De plus, pour certains d’entre eux, les règles fiscales et comptables sont beaucoup plus souples et permettent des opérations qui seraient interdites ailleurs. Il est finalement très difficile pour une autorité fiscale d’un pays d’obtenir des renseignements fiscaux ou de récupérer des sommes détournées.
5. La stabilité politique. Les régimes politiques des paradis fiscaux se doivent d’être stables pour attirer les « investissements » étrangers. Si des pays tout à fait légitimes comme l’Irlande ou Malte sont des paradis fiscaux, d’autres pays conservent leur stabilité par la corruption et l’effritement des institutions démocratiques.
Le philosophe et politologue québécois Alain Deneault propose de qualifier les paradis fiscaux de « législation de complaisance » :
Appelons-les tous législations de complaisance […] aussi bien pour désigner les paradis fiscaux que les paradis judiciaires et réglementaires, les zones franches et les ports francs. Ces juridictions, que l’on compte par dizaines, permettent chacune à leur manière aux acteurs privilégiés qu’elles attirent de contourner les règles de droit en vigueur dans leur pays dans le domaine fiscal ou dans ceux de la haute finance, de l’assurance, de la comptabilité, des droits de propriété intellectuelle, du travail manufacturier ou du transport maritime, par exemple.
Source : Alain Deneault, Paradis fiscaux : La filière canadienne, Les Éditions Écosociété, Montréal, 2014, p. 11-12. On peut en lire davantage ici.
Comprenons que les législations de complaisance, ce sont des pays qui offrent des cadres législatifs autorisant l’élite à se soustraire aux lois de leur pays d’origine. Elles permettent également de s’adonner aux pires pratiques fiscales et commerciales : éviter l’impôt, blanchir l’argent sale, vendre des armes, financer le terrorisme, polluer, etc.
Au final, les paradis fiscaux, de manière générale, se définissent par leur opacité. On y recourt parce qu’il est très difficile de savoir ce qui s’y passe. Un pays qui cherche à recouvrer des sommes détournées dans un paradis fiscal aura toutes les difficultés à y arriver, que ce soit parce que le paradis fiscal a des lois fiscales laxistes ou que ses institutions ne sont pas suffisamment fortes. Ces pays sont précisément complaisants parce qu’ils ferment les yeux sur les agissements immoraux de ceux qui se croient au-dessus des lois et des principes de justice qui définissent leur propre société.
Évasion fiscale versus évitement fiscal
L’évasion fiscale est une fraude qui consiste à ne pas dévoiler la totalité de ses revenus aux autorités fiscales. Il s’agit d’une activité illégale.
Par exemple : Un propriétaire d’entreprise ne déclare pas toutes ses factures. Ce fut un cas particulièrement problématique au Québec il y a quelques années dans les secteurs de la restauration et de la construction, et des lois ont été adoptées pour enrayer le phénomène (les ordinateurs dans les restaurants par exemple).
L’évitement fiscal consiste à soustraire des revenus en profitant des lois en présence afin de minimiser les sommes qu’on doit déclarer aux autorités – et ainsi échapper à ses obligations fiscales. Cette pratique est aussi appelée optimisation fiscale agressive ou abusive. Contrairement à l’évasion, l’évitement fiscal reste parfaitement légal, car on ne fait que profiter des trous et des dispositions prévues par les lois fiscales en vigueur et de la faiblesse des institutions.
Par exemple : Un propriétaire d’entreprise canadienne possède une filiale dans un paradis fiscal. Les lois du Canada stipulent que les revenus de gain en capital déclarés dans une filiale étrangère sont imposés dans le pays d’attache. Comme le taux d’imposition du paradis fiscal est de 0%, les revenus de gain en capital qui y sont déclarés ne sont pas imposés. Et ces revenus pourront rentrer au Canada libres d’impôt puisqu’officiellement, ils ont déjà été imposés.
Ainsi, on dit de l’évitement fiscal qu’il respecte la lettre de la loi, mais bafoue son esprit. Si l’évitement fiscal reste légal, il est moralement condamnable.