26 mai 2023
Alors que la plupart des parlements nationaux suspendront leurs activités pour la période estivale, l’ONU sera cet été le théâtre de vives discussions entourant le projet de réforme de la fiscalité internationale. Près de six mois après l’adoption de la résolution 77/244, les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sont appelés dès maintenant à préparer la scène qui, cet automne, verra le futur des relations fiscales entre États se définir. Regard sur une démarche qui transformera (peut-être) le visage du système fiscal international.
Financer le développement humanitaire
Nous vous en parlons ici depuis quelques mois. L’adoption, en décembre dernier, de la résolution 77/244 à l’Assemblée générale des Nations unies a marqué un tournant dans la lutte internationale pour la justice fiscale. Après des années de domination politique exercée par les principales puissances occidentales, les pays rassemblés à l’ONU se sont unanimement exprimés en faveur de l’ouverture de nouvelles « discussions intergouvernementales […] sur les moyens de rendre la coopération internationale en matière fiscale plus inclusive et plus efficace par l’examen d’autres solutions » (par. 2). Bien que la résolution demeure vague quant à son issue, l’objectif du processus – chapeauté depuis ses débuts par le Groupe des pays africains – est clair : permettre aux pays en voie de développement, qui sont à la fois les pionniers de la transparence fiscale et les premiers touchés par les stratagèmes financiers des grandes multinationales, d’influencer les discussions entourant les règles fiscales internationales en dotant la communauté internationale d’un nouveau de plan de réforme de la fiscalité internationale.
Ce n’est pas la première fois qu’un projet de réforme visant à rétablir l’équilibre des relations fiscales internationales est avancé par une coalition de pays en voie de développement. Au contraire, la séquence politique actuelle, qui a débouché entre autres sur le projet BEPS (« Base Erosion and Profit Shifting ») de l’OCDE et la résolution 77/244 de décembre dernier, est née de la volonté de la communauté internationale de se doter d’un programme concret de financement du développement humanitaire international dont les pays en voie de développement, meneurs de l’initiative, seraient les premiers bénéficiaires.
Dès 2002, les pays membres de l’ONU, réunis à l’occasion de la Conférence internationale sur le financement du développement (dit « Consensus de Monterrey »), soulignent l’importance de la coopération financière et technique internationale pour le développement humanitaire. Insistant sur le caractère éminemment politique de la fiscalité, le rapport final du Consensus de Monterrey relève « le rôle spécial joué par une fiscalité et une administration fiscale équitables et efficaces » dans la mobilisation des ressources publiques (par. 15) ainsi que la nécessité d’élargir la participation à la prise de décision concernant les normes économiques internationales aux pays en voie de développement (par. 57 et 62). La pauvreté et la faible croissance économique sont, peut-on y lire, des problèmes systémiques qui exigent une perspective globale de la situation s’appuyant, entre autres, sur l’harmonisation des règles fiscales et financières internationales. Ainsi, bien que ce rapport final ne le propose pas formellement, l’idée d’une architecture fiscale mondiale émerge comme une piste de solution aux inégalités qui marquent les relations politiques et économiques entre les pays.
Ces constats sont repris une première fois dans la Déclaration de Doha (2008), puis une seconde lors de l’adoption du Programme d’action d’Addis-Abeba, issu de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement (2015). Celle-ci innove d’ailleurs, en ce qu’elle jette les bases normatives de la réforme de l’imposition unitaire des sociétés, un outil essentiel de la refonte du système fiscal international. Aucune de ces ententes ne revêtant cependant de pouvoir contraignant, elles seront pour la plupart abandonnées rapidement après leur adoption, provoquant un vide dans les relations fiscales entre États.
Cet appel d’air a profité à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Secoués par la crise financière de 2008 ainsi que par les scandales successifs de fuites de documents financiers, les pays du G20 chargent en 2012 le Secrétariat général de l’OCDE d’élaborer un protocole international de collaboration fiscale. Après plusieurs tentatives infructueuses, le groupe de travail piloté par l’OCDE accouche du plan d’action BEPS (« Base Erosion and Profit Shifting » ou « Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices »), qui vise à endiguer le dumping fiscal auquel s’adonnent les entreprises multinationales. Encore à ce jour, le plan d’action BEPS et ses deux ententes directrices, l’Instrument multilatéral BEPS (2015) et la Solution à Deux Piliers (2021), constituent les principaux outils de collaboration fiscale entre États à l’échelle mondiale.
Le détournement du siècle
L’entrée en scène de l’OCDE n’est pas sans conséquences sur le processus de réforme de la fiscalité internationale. En juillet 2022, après plusieurs mois de négociations à l’OCDE, l’experte onusienne Attiya Waris soulevait dans son rapport aux Nations unies les inquiétudes de plusieurs pays à faible revenu, qui « considèrent que l’accord ne répond pas à leurs besoins et réduirait leur marge de manœuvre budgétaire » (2). Selon ces pays, l’approche préconisée par le G20 et l’OCDE, qui délaisse les principes novateurs des initiatives précédentes, « les rendrait moins à même de satisfaire les besoins de leurs populations et ainsi de réaliser les droits humains, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que le droit au développement. » (3)
Ce changement d’orientation, plus qu’une impression, tient entre autres à la vocation des organisations qui supervisent les démarches concurrentes. L’OCDE, club de pays économiquement riches, est une organisation affinitaire qui poursuit des objectifs politiques bien précis. Contrairement à l’ONU, dont la mission principale est d’offrir à la communauté internationale un espace de dialogue neutre, l’OCDE est requise de défendre les intérêts de ses membres les plus influents, à commencer par les pays du G20. L’Instrument multilatéral BEPS et la Solution à Deux Piliers traduisent clairement cette priorité en ce que, sous couvert de multilatéralisme, ils promeuvent les intérêts économiques des pays riches, intimement liés au développement des entreprises multinationales visées par les tentatives précédentes de réforme.
Face à ces manquements, la démarche entamée à l’ONU constitue, plus de vingt ans après le Consensus de Monterrey, un retour aux sources des réflexions entourant la réforme de la fiscalité internationale. La résolution 77/244, qui invite les pays à explorer d’« autres solutions », vise sans trop d’ambiguïtés l’inefficacité du programme de l’OCDE à promouvoir le développement humain. Le texte de la résolution rappelle d’ailleurs que les États membres se sont engagés, en 2015, à « intensifier leur coopération fiscale internationale » dans le but de défendre « la confiance, le contrat social, l’intégrité financière, l’état de droit et le développement durable ». Un engagement fort, donc, en faveur des plus pauvres et des plus vulnérables d’entre nous.
Mais l’essentiel du travail reste encore à faire. Hormis cette volonté de promouvoir « une coopération internationale inclusive et efficace en matière fiscale », rien n’est encore décidé. Ni la forme ni la nature de la réforme, qui peut aller du simple accord-cadre à la création d’un organe fiscal international, n’ont encore été arrêtées. Il existe d’ailleurs, parmi la pluralité d’acteurs impliqués dans le processus, une diversité d’objectifs et d’intérêts qui rendront les compromis politiques difficiles à atteindre. Les pays en voie de développement, qui ont intérêt à voir l’Assemblée générale de l’ONU prendre position en faveur d’une collaboration fiscale internationale forte, devront se montrer convaincants afin de susciter l’adhésion la plus large possible au sein du groupe de pays hostiles à la démarche de l’ONU.
Les discussions sont d’ailleurs déjà lancées. En mars dernier, le Secrétariat général des Nations unies a recueilli les observations des parties prenantes – gouvernementales et non-gouvernementales – en vue de la préparation d’un rapport faisant état des différents outils en matière de collaboration fiscale internationale. Les conclusions de ce rapport, présentement en cours de rédaction, exerceront une influence décisive sur le processus officiel de négociations, qui décidera de la suite à donner à la résolution 77/244. Si ces négociations ne doivent pas débuter avant la fin septembre 2023, l’essentiel des tractations aura cependant lieu au courant de l’été. Il est donc encore temps, pour les partisans de la démarche de l’ONU, de convaincre leurs gouvernements de rallier ce projet décisif pour le développement humanitaire et social de nos sociétés. Espérons cependant que les politiques soient en mesure de les entendre.
(1) Attiya Waris, « Vers l’instauration d’une architecture fiscale mondiale tenant compte des droits humains », Assemblée générale des Nations unies, 15 juillet 2022, URL : https://www.ohchr.org/fr/documents/thematic-reports/a77169-towards-global-fiscal-architecture-using-human-rights-lens-report, para 31.
(2) Ibid.