Justice fiscale : quelles nouvelles d’Ottawa ?

20 avril 2023

La période budgétaire est, pour la lutte en faveur de la justice fiscale, une séquence névralgique. C’est en effet dans le Budget que le gouvernement fédéral annonce les grandes orientations de sa politique fiscale. Des orientations qui, particulièrement en matière de justice fiscale, sont souvent attendues depuis des années. Mais après un mois de mars politiquement chargé, que faire des nouvelles propositions d’Ottawa ? Survol d’un programme de réforme fiscal en demi-teinte.

Cette année, la valse s’ouvrait exceptionnellement durant la semaine précédant le dépôt du Budget. Le ministre François-Philippe Champagne présentait le 22 mars dernier le projet de loi C-42 prévoyant l’instauration d’un registre de la propriété effective des sociétés au niveau fédéral. Près de trois ans après les consultations publiques sur la question, le gouvernement se décide enfin à emboîter le pas aux nombreuses juridictions qui, comme le Québec, ont entamé la démarche depuis quelques années déjà.

Le registre des bénéficiaires effectifs (RBE) est une base de données navigable qui recense les individus (les « bénéficiaires ») qui possèdent une part considérable d’une société ou exercent un contrôle réel sur celle-ci. Mesure héritée des premières plateformes de concertation internationale autour de la transparence fiscale (2013-2014), le RBE vise à accroître la transparence du régime fiscal.

Le projet de loi C-42 témoigne globalement d’une volonté sincère d’assurer l’intégrité du régime fiscal canadien. Le RBE fédéral intègre la plupart des recommandations formulées par les experts non gouvernementaux : données gratuitement et publiquement accessibles, peines sévères en cas de non-respect des normes de conformité, etc. Le registre prévoit même un système d’échanges d’informations entre l’Agence du revenu du Canada et Corporations Canada, organisme fédéral chargé de la mise en œuvre du registre, afin de vérifier la validité des informations fournies par les sociétés.

Proposition satisfaisante, donc, sauf sur un élément clef : la question du seuil d’assujettissement au registre. L’ensemble des acteurs militants pour la justice fiscale reconnaissent que, pour être efficace, un RBE doit divulguer les informations de tous les individus qui possèdent 10 % ou plus des parts d’une société. Or, le projet actuel fixe le seuil d’assujettissement à 25 %, un taux trop élevé qui – comme l’a montré l’exemple du registre britannique – est aisément contournable. Ce faisant, le gouvernement ouvre dans ce programme, autrement bien ficelé, une brèche qui permettra à l’essentiel des contribuables jouissant réellement des activités d’une société de se soustraire au registre. Il s’en fallait de peu que le gouvernement concocte le projet adéquat.

 

Une partie remise ?

La semaine suivante, lors du dépôt du Budget 2023, le gouvernement fédéral dévoilait ses intentions législatives concernant deux volets supplémentaires de la politique fiscale canadienne, à savoir la modernisation de la Règle générale anti-évitement (RGAÉ) ainsi que la réforme de la fiscalité internationale en Deux piliers de l’OCDE/G20. Ces deux questions font partie du plan gouvernemental pour rendre le régime fiscal canadien plus équitable.

Pour en savoir plus sur ces questions, lisez la contribution du collectif EPF aux consultations publiques sur la modernisation de la RGAÉ ainsi que notre mise à jour sur la réforme OCDE/G20.

À l’instar du RBE fédéral cependant, les propositions fiscales issues du Budget ne poussent pas assez loin leur tentative de réforme. Elles ne reprennent qu’une partie des recommandations sur ces questions par les organisations de la société civile durant les dernières années.

Dans le dossier de la RGAÉ – cette disposition légale permettant à l’Agence du revenu du Canada d’exiger le remboursement d’opérations d’évitement fiscal abusives –, le Budget donne enfin un horizon législatif clair à la proposition de modification, dont l’importance avait été soulevée dès l’entrée en mandat de la ministre des Finances Chrystia Freeland. Le gouvernement devrait ainsi proposer, au courant de la prochaine année, de nouvelles mesures afin de faciliter le travail de recouvrement de l’ARC. Or, si le Budget confirme ce resserrement de la RGAÉ, il écarte également des idées audacieuses, telles que le renversement du fardeau de preuve devant les tribunaux ou encore la criminalisation des cas d’évitement abusif jugés graves, qui auraient permis de faire de cette règle un véritable outil de justice fiscal.

Sur la question de la fiscalité internationale, la proposition du gouvernement est tout aussi ambivalente. Après des années de tergiversations, la ministre Freeland annonce le dépôt prochain d’un projet de loi visant à instaurer graduellement l’impôt minimum mondial de 15 %, correspondant au Pilier II de la réforme OCDE/G20, à partir du 31 décembre 2023.

Pas de nouvelles cependant de la taxe sur les activités numériques, Pilier I du projet de réforme. En 2021, la ministre des Finances promettait que si le Pilier I n’était pas en vigueur d’ici fin 2023, une taxe canadienne sur le numérique serait instaurée le 1er janvier 2024, applicable rétrospectivement jusqu’en janvier 2022. Face à l’échec annoncé du Pilier I pourtant, le gouvernement fait le choix du statu quo et soumet l’application de la taxe à un délai supplémentaire. Dans un domaine comme celui de la fiscalité des grandes entreprises, un tel délai est synonyme de pertes de recettes publiques équivalentes à plusieurs milliards de dollars.

 

Des forces vives

Le gouvernement agit donc sur plusieurs fronts de la lutte pour la justice fiscale, mais ignore certains éléments nécessaires au succès de ces réformes. Cependant, détrompons-nous : ces oublis ne sont pas que des accrocs de parcours. Les propositions inabouties du gouvernement sont des occasions manquées de réformer en profondeur le système fiscal canadien. Derrière le vernis progressiste de ces mesures se cache un programme politique qui vise, à travers le changement, à préserver les intérêts économiques des grandes sociétés multinationales.

Mais la mobilisation n’est pas vaine. Les efforts et les moyens actuellement engagés peuvent encore déboucher sur un plan de réformes plus ambitieux.

À l’échelle nationale par exemple, la seconde ronde de consultations publiques sur la modification de la RGAÉ offre une nouvelle chance de renverser le cours des discussions actuelles. C’est une chance que le collectif EPF compte saisir en déposant sous peu un mémoire auprès du ministère fédéral des Finances.

Puis, à l’international, de nombreux pays se mobilisent, cette fois autour de l’ONU, afin de donner un second souffle à la réforme de la fiscalité internationale. Pour la société civile, cette reprise des négociations constitue une occasion de sensibiliser les gouvernements à la nécessité de mieux redistribuer les richesses à l’échelle mondiale.

Espérons seulement que le Canada, en ces matières comme en bien d’autres, sache se faire un digne partenaire de ces discussions essentielles.