15 juin 2022
La semaine dernière, Échec aux paradis fiscaux a lancé sa nouvelle campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser ».
Chacun de ces trois piliers nous permet de mettre en lumière l’actualité au sujet de l’évasion et l’évitement fiscal en tissant un fil rouge à travers la multitude bigarrée de nouvelles, de dépêches, de faits divers.
L’infolettre d’Échec aux paradis fiscaux développera, au fil de l’actualité, une courtepointe qui présentera l’étendue des enjeux liés à la lutte pour la justice fiscale.
Cette semaine : zoom sur « Démasquer » en faisant retour sur l’actualité des derniers mois.
D’abord et avant tout, qu’est-ce que ça signifie « Démasquer » ?
Démasquer, c’est montrer qui se cache derrière les paradis fiscaux.
Qui en sont les bénéficiaires, qui en sont les créateurs, qui en sont les facilitateurs ?
Alors que la plupart d’entre nous agissent – en tant que citoyens et acteurs économiques – à visage découvert, certains se paient le luxe de l’opacité et de la cachette. Démasquer les responsables signifie mettre la main au collet d’individus particuliers et de certains groupes bien organisés – souvent avec la complicité des États.
Ça signifie également exposer les processus et les structures sociales anonymes qui permettent l’exploitation des zones grises légales ou de simplement déjouer la loi.
Du point de vue de la lutte pour la justice fiscale, « Démasquer » englobe toutes les revendications qui impliquent la transparence financière, la transparence corporative, les enquêtes des agences gouvernementales, journalistiques, etc., qui permettent d’identifier les responsables et bénéficiaires de l’évasion fiscale et de l’évitement fiscal ainsi que tous leurs facilitateurs: firmes de placements, avocats spécialisés, fiscalistes, agents d’immeubles, etc.
Les enjeux qui gravitent autour de « Démasquer » sont nombreux et ont marqué l’actualité depuis le début de l’année 2022. D’abord, le 16 mai dernier, Pascal St-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE et chef d’orchestre de la réforme de la fiscalité internationale, y est allé d’une déclaration surprenante :
« En matière fiscale, “la Suisse a fait le job, les Bahamas aussi, mais plus lentement”. »
Faire le job, pour M. St-Amans ça signifie que ces États ont mis fin au secret bancaire et luttent activement contre l’opacité fiscale. Concédons qu’il y a eu des avancées politiques majeures sur ces dossiers tant en Suisse qu’aux Bahamas, tout comme les Bahamas ont entériné le principe d’un impôt minimal mondial de 15 %. Or, le ton utilisé par M. St-Amans devrait nous préoccuper : selon lui, le principe de coopération fiscale aurait déjà le haut du pavé dans les relations internationales. Tout État qui voudrait y déroger en paierait le prix :
« Mais, conclut l’expert de l’OCDE, il y a désormais une forte pression internationale sur ces pays pour ne pas être blacklistés par l’UE ou l’OCDE. “Sinon, il y a un prix à payer : on ne peut pas attirer des capitaux parce que la réputation est endommagée et les vrais investisseurs ne vont pas aller dans les pays à la réputation endommagée.” »
Sans surprises, M. St-Amans a cédé à la fascinante attraction de l’idée simplificatrice d’un marché qui serait naturellement créateur de l’équilibre économique, social et politique dont nous avons besoin. Comment croire, encore aujourd’hui que les sirènes du marché chantent juste ? Il n’est pas possible de répondre pour M. St-Amans, mais il est néanmoins consternant que le directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE porte naïvement ou cyniquement des lunettes roses lorsque vient le temps d’analyser la réalité concernant le secret bancaire.
M. St-Amans ne peut pas ne pas savoir qu’en février dernier, il y a eu coulage d’information chez Crédit Suisse – une des plus grandes banques suisses. Dans ces révélations, ce sont les informations concernant 30 000 comptes en banques qui ont été analysées par « Suisse secrets » un groupe de travail spécial de journalisme d’enquête sur le secret bancaire en Suisse. Dans un article-fleuve, le journal The Guardian présente une réalité peu reluisante : malgré la prétention de participer à l’échange d’information dès 2014, la Suisse et surtout les banques qui y séjournent ne collaborent que très peu à assainir la culture du secret bancaire.
Ce qui est révélé est inquiétant : Crédit Suisse offre une protection fiscale à des dictateurs qui usurpent les fonds publics, tout en hébergeant des comptes appartenant à des criminels internationaux, à des fraudeurs et à des politiciens corrompus. Les agissements de Crédit Suisse ruinent des pays, empêchent l’expression de la démocratie dans d’autres et protègent des malfrats.
Bien que selon Crédit Suisse, près de 90 % des comptes cités étaient déjà fermés avant les révélations, plusieurs d’entre eux étaient actifs dans la dernière décennie alors même que la Suisse avait entamé son chemin de croix vers plus de transparence. Selon le Tax Justice Network qui a analysé les révélations, Crédit Suisse ne ferait pas d’examen de diligence raisonnable sur les clients à valeur nette élevée :
« “La diligence raisonnable des clients et des comptes – disons à un niveau d’un million de dollars – est très approfondie”, a déclaré un ancien cadre supérieur [de Crédit Suisse]. “Mais lorsqu’il s’agit de comptes à valeur nette élevée, les patrons encouragent tout le monde à regarder ailleurs et les cadres sont intimidés par leurs bonus et leur sécurité d’emploi. En outre, les très gros comptes sont gardés si secrets que seuls quelques cadres supérieurs peuvent savoir qui les possède.” »
Pour toutes fins pratiques, lorsque ça importerait vraiment, la diligence raisonnable n’est pas faite et l’opacité bancaire se poursuit sans être trop importunée. Comme l’affirme The Guardian en citant le lanceur d’alerte à l’origine de ces révélations :
« Le débat sur la question de savoir si le secteur bancaire suisse a fait l’objet de réformes suffisantes sera probablement relancé à la lumière de cette fuite. Le dénonciateur qui a partagé les données a suggéré que les banques ne devraient pas être les seules à être blâmées pour l’état des choses, car elles sont “simplement de bons capitalistes qui maximisent leurs profits dans le cadre légal dans lequel elles opèrent”.
“En termes simples, les législateurs suisses sont responsables de permettre les crimes financiers et – en vertu de leur démocratie directe – le peuple suisse a le pouvoir de faire quelque chose à ce sujet. Si je suis conscient que les lois sur le secret bancaire sont en partie responsables de la réussite économique de la Suisse, je suis fermement convaincu qu’un pays aussi riche devrait pouvoir s’offrir une conscience.” »
Peut-être qu’avant de déclarer que « la Suisse a fait le job », Pascal St-Amans pourrait lui aussi s’offrir une conscience ?
Quant à la question du secret bancaire et de l’opacité fiscale, la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT) appelait le G20 – qui, avec l’OCDE, pilote le projet actuel de la réforme de la fiscalité internationale – à créer un cadastre financier mondial, c’est-à-dire un registre mondial pour relier les actifs, les entreprises et toutes les structures financières à leurs propriétaires effectifs. Un tel cadastre, comme nous le revendiquons, serait peut-être le seul outil qui amènerait les conditions de réalisation d’une « coopération fiscale » comme semble en rêver M. St-Amans. Soyons francs, une telle coopération n’existera que du moment où l’on acceptera qu’il faudra forcer à la coopération certains récalcitrants.
En attendant, l’attitude irresponsable du directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE dont l’adoption de la réforme fiscale est ralentie et, même, peut-être compromise donne des munitions à l’argument qu’une réforme de la fiscalité internationale ne pourra pas passer par l’OCDE, mais seulement par l’ONU.